Pensée magique et économie réelle

mario-draghi-may-have-just-dropped-a-hint-about-tomorrows-ecb-interest-rate-decisionArticle initialement publié sur le site La Revue, et republié avec l’aimable autorisation de l’auteur et de La Revue.

Ce sont les prophètes des temps modernes. Les champions de la prospective. Ils se trompent quasi systématiquement, mais ils sont toujours là, sûrs de leurs analyses incompréhensibles, assénant leurs pronostics avec aplomb et assurance. Eux, ce sont les experts économiques. Aucun n’a vu venir la crise, bien entendu. Peut-être est-ce la raison pour laquelle tous scrutent fébrilement les premiers signes de la fameuse reprise, qu’ils ne rateront pas, c’est promis. D’ailleurs, ils nous l’assurent aujourd’hui, la Bourse va mieux, les États-Unis redémarrent, la crise de la zone euro est presque derrière nous. Peu importe que la dette américaine augmente d’heure en heure, que le Economic Cycle Research Institute prouve que les indicateurs économiques américains sont manipulés, qu’on se réjouisse en France de la création de 2 000 postes chez… Pôle emploi… L’optimisme béat de certains laisse songeur.

Revenons un instant à l’époque des physiocrates, au XVIIIè siècle, et à François Quesnay. Ce médecin et économiste français, penseur du roi Louis XV, avait mis au point un tableau qui prétendait présenter « l’ordre naturel » de l’économie, sur le modèle de la circulation sanguine.

Pour ce précurseur de la pensée libérale, la richesse prend naissance dans le travail agricole, puis elle se diffuse dans l’ensemble des classes de la société par le biais des dépenses des agriculteurs et des prélèvements effectués par les propriétaires de la terre, par le souverain et par les bénéficiaires de la dîme. Si la rhétorique de « l’ordre naturel » et de la nécessité de s’y conformer est aujourd’hui quelque peu dépassée, l’intuition de Quesnay était d’une justesse primaire et essentielle : c’est la production qui crée la richesse (la croissance dirait-on aujourd’hui).

Mais comment comprendre et percevoir des phénomènes globaux, des tendances macroéconomiques lourdes, quand on est accroché, production d’actualité oblige, aux données quotidiennes d’une Bourse de plus en plus déconnectée de l’économie réelle ?

L’année dernière, à la même période, Mario Draghi déclarait « L’euro est irréversible ». Par cette simple phrase, lapidaire, le gouverneur de la Banque centrale européenne avait « sauvé la zone euro » titrait la presse le lendemain. Peu importe l’absurdité de la déclaration, qui n’a été relevée par personne. Ce qui comptait c’était le « signal envoyé au marché ». Pensée magique : Mario Draghi a parlé, sa foi déplacera les montagnes. Nos experts ne se donnent plus la peine de faire de la macroéconomie.

Ils ne jurent plus que par des « leviers », des « mécanismes » et autres « boites à outils », tout en espérant que le Marché Vengeur ne se trompe pas sur nos intentions, et ne sanctionne pas nos hérésies budgétaires par une croissance amorphe. Mystique mécanique, les pronostics économiques semblent aujourd’hui relever de l’art divinatoire, comme pour mieux faire sentir au profane que les voies du Marché, auquel il est de toutes façons soumis, sont impénétrables.

Il faut redescendre sur Terre maintenant. Nous ne pourrons reprendre la main sur l’économie qu’une fois revenus à des principes clairs : on ne rembourse pas une dette en imprimant ou, ce qui revient au même, en empruntant de l’argent. Le progrès économique dépend de la production et de l’innovation. La croissance à crédit a ses limites, auxquelles nous nous cognons aujourd’hui avec obstination.